Algorithmes, Gabby Petito et ma #fyp
Ce billet date du 21 septembre 2021
Trigger warning : contenu portant sur une disparition médiatisée
Si ça vous arrive de passer des heures devant votre écran à écouter scrupuleusement des spéciaux Netflix du genre true crime, ou à admirer la facilité avec laquelle la youtubeuse Bailey Sarian jongle maquille et histoires de crimes avec sa série « Murder, Mystery, Makeup Monday », il y a de fortes chances que nos #fyp (for you page) sur TikTok affiche des vidéos semblables. Il y a quelques semaines, à chaque ouverture de l’application de ByteDance, j’étais accueillie par un seul nom : celui de Gabby Petito.
Un contexte aucunement exhaustif
L’histoire débute en juin 2021, lorsque Gabby Petito, Instagrameuse et Youtoubeuse adepte de la #vanlife, et son fiancé, Brian Laundrie entament un voyage pour explorer les parcs nationaux de la côte ouest américaine. Gardant un contact fréquent avec sa famille, il n’est pas rare que la femme de 22 ans envoie de multiples textos et Facetime fréquemment ses parents – chose qui les connecte malgré la distance. Toutefois, le 30 août, la famille reçoit un message cryptique de leur fille qui lit « No service in Yosemite », alors que Gabby n’est pas du genre à opter pour une froideur textuelle. Le 11 septembre 2021, elle est déclarée comme disparue, et le 19 septembre, son corps est retrouvé à Teton County, au Wyoming. Qu’en est-il de son partenaire? Il est revenu sans elle, avec son véhicule, le 1er septembre et est désormais porté disparu. (Consultez la ligne du temps complète ici.)
De toute évidence, cette mort dont plusieurs soupçonnent être le résultat de violence domestique, est tragique – et toutes mes sympathies vont aux proches et à la famille de Gabby. On le sait, alors que la violence conjugale affecte une femme sur quatre au Canada, la pandémie a exacerbé la situation.*
True crime et médias sociaux
Sans aucunement prétendre déployer une analyse contextuelle complète, j’en déduis que l’attention médiatique qu’a généré l’évènement est due, en partie, à trois éléments.
D’abord, la présence Instagram et YouTube du couple qui trace le voyage et laisse un fil d’Ariane pour leurs abonnées.
Ensuite, il m’est impossible de parler de cette histoire sans aborder la théorie du syndrome de la femme blanche disparue. Reflet alarmant de la normalisation du racisme et du colonialisme, la disparition des femmes racialisées passe systématiquement sous le radar, et la représentation médiatique en est omise. Je vous invite à lire l’article suivant qui explique le phénomène en profondeur – en fait, je vous l’impose !
Le troisième point est celui du rôle de la communauté true crime des médias sociaux, oserais-je dire l’apport de ceux-ci dans l’histoire de Gabby Petito.
Networked publics et algorithmes : circulation d’informations et créations de communautés d’intérêts
Il est évident, la recette magique de l’algorithme de TikTok engendre une portée inégalée. Mais comment l’algorithme contribue-t-il à une création de communautés?
D’abord, on l’observe avec les affordances des différentes plateformes : les effets qu’engendrent les algorithmes, par leur sélection et propulsion de contenu dans nos fils d’actualités, recèlent aussi des fonctions autres. La chercheuse danah boyd parle, par exemple, de « networked publics » (ou publics réseautés (traduction libre)) (boyd, 2014: 8), c’est-à-dire des espaces construits à travers les technologies numériques et les communautés imaginées qui émergent de ces espaces.
Dans le cas spécifique de la disparition Gabby, plusieurs outils facilitent la création d’un espace dédié. D’abord, de toute évidence, les mot-clics #FindGabby et #GabbyPetito, qui ont amassés ensemble plus d’un milliard de vues, ont simultanément créé et centralisé une communauté. Mais plus intéressant encore, à mon avis, sont les fonctionnalités TikTok. Les identifications dans les commentaires, l’intertextualité des contenus grâce aux fonctions Duet ou Stitch, voire même l’utilisation de clips audios, ont nourri une circulation de contenus, créant une communauté d’investigation liée, basée et se nourrissant du contenu des autres sur la plateforme. Une blockchain informationnelle, if you will.
Doté-e-s d’une loupe numérique, les utilisatrices et utilisateurs de l’outil de ByteDance transportaient les éléments trouvés sur Instagram pour présenter des analyses sémiotiques, où chaque texte en exergue ou mot-clic mal placé ajoutait à la curiosité du public. Les « indices » laissées sur les médias sociaux étaient nombreuses puisque Gabby s’y était tournée pour documenter ses aventures. Par exemple, certaines ont soulevé l’incohérence esthétique de la dernière publication Instagram. D’autres se questionnent quant au choix d’emoji de mouche arborant la légende de cette dernière image, faisant écho avec les commentaires de Brian, captés quelques jours avant la disparition grâce à une caméra policière. Or, plusieurs suivaient quasi-religieusement les mises à jour du Federal Bureau of Investigation (FBI), parfois même en partageant des analyses en direct lors des points de presse. Les interprétations s’étendent jusqu’à la liste Spotify de la jeune femme. Sa dernière liste de lecture devenue spectre d’une mélancholie amoureuse. De surcroit, il n’est pas surprenant de compter, parmi les baladodiffusions sur Spotify, une prolifération d’épisodes portant sur cette histoire.
Allant au-delà de l’analyse et du commentaire, deux anecdotes ont même aidé les forces de l’ordre à tracer les déplacements de l’homme d’intérêt, Brian Landrie. Une femme sur TikTok explique avoir embarqué le suspect, qui faisait alors du pouce, lors de son retour de Yellowstone le 19 août. Il lui a expliqué que sa fiancée, dont il a omis le nom, était à leur véhicule, à plusieurs kilomètres de distance. Une autre découverte, cette fois rendue publique grâce à YouTube (mais exportée sur TikTok), provient de la famille Bethune, qui a identifié, pendant une soirée montage vidéo pour leur chaîne, un indice important. Captée à l’aide d’une caméra installée sur le tableau de bord leur véhicule, la vidéo met en évidence la van de Gabby, le 27 août dernier vers 18h sur le bord d’une route à Spread Creek Dispersed Camping. Jenn Bethune explique qu’elle a seulement fait le lien entre la disparition et sa trouvaille lorsqu’une amie lui a identifiée dans une publication sur les médias sociaux. Elle aurait alerté la police le samedi, et dimanche le corps de la jeune voyageuse fut retrouvée dans cette même zone.
Sous la vidéo YouTube de la famille Bethune , on peut y lire le commentaire : « I firmly believe that y’all’s video played a huge role in Gabby’s search ending today. Thank you for paying attention and reporting this. ».
Les procédures encodées qui transforment un input x en output y (Gillespie, 2014: 167), mettent la table pour une circulation de l’information qui dépend d’indices pour ensuite présenter un contenu susceptible d’intéresser. Le contenu qui s’est retrouvé sur mon fil d’actualité TikTok reflète certes, mes sujets d’intérêts, mais il a également servi d’un espace créé où une discussion s’est opérée. Même si l’application qui vient de franchir le cap d’un milliard d’utilisatrices et utilisateurs par mois met de l’avant, sur leur page « Découvrir », des initiatives de communautés racialisées, par exemple #LatinxCreated #IndigenousTikTok, ma #fyp de true crime reste très blanc, quasi-exclusivement blanc, et je ne semble pas être la seule. Avec la médiatisation de cas de Gabby Petito, des TikTokers ont mis en évidence la portée disproportionnelle de cas relatant des personnes blanches sur la plateforme, mais ce phénomène semble s’étendre à l’ensemble des histoires true crime.
Le contenu de personnes racialisées portées disparues, poussé à la hauteur du cas de Gabby, est quant à lui, manquant, invisible. Est-ce un problème que j’ai façonné, malgré moi, par ma consommation d’histoires true crime? Est-ce plutôt parce que le seul contenu que m’alimentait la plateforme était en fonction de la mélanine. L’œuf ou la poule? Les deux, peut-être.
Références
boyd, D. (2010). "Social Network Sites as Networked Publics: Affordances, Dynamics, and Implications." In Networked Self: Identity, Community, and Culture on Social Network Sites (ed. Zizi Papacharissi), pp. 39-58
Gillespie, T. (2014). The relevance of algorithms. Media technologies: Essays on communication, materiality, and society, 167.
* (Voici la liste de ressources SOS violence conjugale, en cas de besoin.)