Algospeak, #MascaraTrend et #MascaraGate : ChatGPT pourrait-il les différencier?
31 ans et...what's my age again?
Back in the day, me and you baby
Dans une de mes anciennes vies, je travaillais dans un centre de femmes où l’un de mes mandats consistait à faire de la prévention auprès des jeunes et d’animer des ateliers portant sur l’éducation à la sexualité et l’estime de soi à l’ère numérique. Ça veut dire que de 24 à 28 ans environ, je faisais la tournée d’écoles primaires et secondaires et, chaque semaine, je tissais, du moins j’essayais de tisser des liens avec les jeunes sans être trop cringe. Impossible d’échapper au regard parfois abrasif d’ados, j’ai vite compris que si je voulais créer un lien de confiance, je devais absolument comprendre (et m’approprier) leurs référents culturels. Heureusement, cette tâche s’est avérée plutôt facile.
En effet, mon amour de la culture pop ne date pas d’hier. J’ai toujours été une grande consommatrice de potins de stars, des émissions du genre Entertainment Tonight, Access Hollywood, VH1 Behind the Music et de magazines tabloïdes.
De Hollywood à Myspace
C’est en passant mes journées sur MySpace durant mon adolescence que j’ai découvert le potinage portant sur la vie des personnalités emblématiques du mouvement emo et scene, tsé les Audrey Kitching, Alex Evans et Sonny Moore de ce monde.
Tout se passait à même la plateforme. À l’époque, la page d’accueil Myspace arborait un tableau d’affichage virtuel où tu pouvais promouvoir un billet.
Bien évidement, ces billets étaient souvent sources de hot gossip. Contrairement aux tabloïdes hollywoodiens, je lisais des anecdotes de gens ordinaires qui s’étaient forgés une communauté, un following, des fans en étant eux et elles-mêmes. Je m’y reconnaissais. Leur statut me semblait accessible. Ces stars du mouvement underground étaient comme vous et moi.
Consommer l’authenticité : de YouTube à TikTok
Mon intérêt des relations parasociales avec les gens-ordinaires-sur-Internet s’est cristallisé avec YouTube puisque le format vlog qu’utilisaient les créateurs et créatrices de contenu permettait un sentiment de proximité et d’intimité encore plus important. Le partage du quotidien décomplexé de Shane Dawson, Jenna Marbles et Trisha Paytas (pour n'en nommer que quelques-unes de cette première vague de YouTube) ont pavé le chemin pour la vague d’influenceurs lifestyle et/ou de beauté des années 2010, du genre Emma Chamberlin, James Charles ou les stars Vine qui ont migré vers YouTube après la fermeture de l’app.
Dans les dernières années, et surtout depuis la pandémie, c’est sur TikTok que se cultive cette nouvelle génération d’influenceurs. Les sœurs D'amelio, Bella Poarch, Addison Rae et compagnie incarnent les it girls du moment (et concrétisent leur statut en assistant au très exclusif Met Gala, entre autres évènement de renom).
Les frontières qui délimitaient jadis des sphères culturelles que l’on considéraient comme hermétiques s’estompent et se redéfinissent au quotidien. Les plateformes deviennent des dispositifs qui amplifient la présence de certaines personnalités dont leur montée dépend toujours d’une conjoncture socionumérique spécifique. Bref, « percer » sur une plateforme peut faciliter le déplacement transplateforme (YouTube vers Instagram, Vine vers YouTube, Twitch vers TikTok), mais les cadres d’interactions et les relations parasociales vont se transformer en conséquence.
MJ Corey, créatrice de contenu de Kardashian Kolloquium qui analyse le phénomène des Kardashians à l’aide de théories des médias postmodernes résume bien comment l’écosystème d’une plateforme aide à définir ses vedettes. Elle cite la sortie du clan Kardashian-Jenner qui s’est vu outré par les changements prévus par Instagram en 2022 (rappelons-nous qu’Instagram s’inspire de son compétiteur TikTok en poussant le contenu vidéo Reels).
En rendant moins important le format d’image statique dans l’algorithme de recommandation de contenu, l’ère esthétique des photos léchées d’Instagram, outil indispensable qui a longtemps contribué à l’ascension culturelle de la famille, décontextualise la famille et ébranle le rapport avec l’auditoire (les personnes abonnées):
“For Instagram to be trying to keep up with TikTok probably threatens the Kardashians because the TikTok algorithm and the overall structure of the app is not what the Kardashians know and have built their domination of the influencer economy on. They’ve designed their lives, even their faces, to be grid-friendly. They just don’t know—do they do the dances, do they do the trends? Do they do the little vloggy, look-into-my-life thing? But we already get that from the show.”
Lisez l’article Slate ici.
Si l’algorithme de TikTok semble puissant, l’authenticité l’est peut-être encore plus. Ça fait déjà des années que l’on discute de la mutation que subit la culture d’influenceurs, du déclin de hauls Shein emblématiques du fast fashion et de la fin des mise en scène commanditées. Le de-influencing serait donc la prochaine étape de la présence numérique d’influence, l’évolution naturelle en contexte de récession où les milléniales et la gen z critiquent la surconsommation.
Jumelé à un marketing de plus en plus axé sur la commun-economy, c’est-à-dire en se fiant sur les liens de confiance qui s'effectuent au sein de communautés virtuelles pour présenter et/ou vendre un produit, on assiste à un contexte d'achat qui dépend 1) du niveau d'appréciation d'un produit par une communauté et 2) de l'authenticité perçue par les personnes qui décident d'en faire la promotion.
Qui dit #MascaraTrend ne dit pas maquillage…
Le 26 janvier dernier, l’actrice et influenceuse Julia Fox (reconnue, entre autres, pour sa brève relation médiatisée avec Kanye West et sa prononciation de Uncut Gems), a publié une vidéo de son appartement new-yorkais. Lit pas fait, chambre à coucher dans le salon pour créer une pièce de jeu pour son jeune garçon, des boîtes de souliers partout (et des souris), son logement était familier, accessible. Son 5 1/2 aurait pu très bien appartenir à une amie. “I don't like excessive displays of wealth, they make me feel icky’” explique-t-elle dans le clip. Parmi les commentaires sous la vidéo, on célèbre sa candeur et son authenticité: “She is resourceful , she is sustainable and she is the moment”, “a relatable queen. we love u”, “This is very refreshing and raw. I love u for this”.
Mais on y retrouve aussi des dizaines voire des centaines de commentaires qui reprennent la même phrase : “Idk why but I don’t feel bad for u lol”. Il s’agit, en fait, d’un commentaire qu’a laissé l’actrice sous une vidéo de @big_whip13. Sur un fond de selfie et de musique mélancolique, le texte apposé sur l’image se lit : “I gave this one girl mascara one time and it must’ve been so good that she decided that her and her friend should both try without my consent”.
Mascara, ici, se dote d’une signification cachée et fait allusion au sexe, aux agressions sexuelles. En plus de s’être excusée en commentaire sous la vidéo d’origine, Fox a publié une story pour réitérer qu’elle n’avait pas saisi l’emploi de mascara qui, dans la nomenclature TikTok, signifie aussi une orientation ou préférence sexuelle.
“I just was not on that side of TikTok, and I really thought this man was crying about a mascara, OK? The end, I’m sorry. I’m, really showing my age right now.”
Julia Fox (extrait complet ici)
Julia Fox a 32 ans. Comme elle, j’ai entamé ma trentaine semi-récemment, et comme elle, je navigue assez aisément les eaux des tendances TikTok. Je me suis longtemps vantée des connaissances en matière de la culture des jeunes (youth culture, genre), mais là, comme elle, la polysémie m’a confuse. Oops.
Mascara est l’un des nombreux exemples de langage « ésopien » retrouvé sur les plateformes pour éviter tout signalement de contenu sensible. La journaliste au Washington Post, Taylor Lorenz, souligne que l’algospeak, c’est-à-dire le remplacement de mots et de leurs usages pour détourner les filtres algorithmiques, est une itération d’une tactique utilisée sur Internet depuis le web 1.0 pour outrepasser la modération sur des forums (tsé, le 133t). Pour les communautés marginalisées et les classes opprimées, l’algospeak permet d’exprimer des réalités et de raconter des histoires autrement signalées, effacées.
Ainsi est né le #MascaraTrend. Mais au-delà de l’emploi d’un mot codé, les codes visuels mobilisés (chanson Constellations du groupe Duster, texte sur une vidéo ou une photo) indiquent implicitement la compréhension d’une tendance qui recèle des niveaux de littéracie TikTok. Le créateur ou la créatrice de contenu qui se prête aux règles esthétiques de la tendance signale sa compréhension. They’re in on it.
D’algospeak aux faux cils : authenticité et #MascaraGate
Fin janvier a laissé place à un second drama sur la plateforme. La créatrice de contenu TikTok, Mikayla Nogueira a été fortement critiquée pour son bilan (commandité) du mascara Telescopic Lift de L’Oréal. Sur Twitter et TikTok, on y retrouve des centaines de commentaires et de vidéos qui soulignent l’apparent ajout de faux cils au dévoilement final. Sa communauté s’attendait à des résultats honnêtes puisque son personnage a toujours opté pour une transparence et un franc parler. (Un gazouillis de l’avocat Rob Freund explique les enjeux légaux de la promotion fautive ici.)
Nogueira a diffusé série de vidéos TikTok le 1er février où elle n’adresse ni le #MascaraGate, ni le lien de confiance brisé. Le décor reste inchangé, et elle n’est pas assise sur son plancher à se confondre en excuses comme le veut la tradition YouTubienne des vidéos d’apologies. Elle partage ce qu’elle a l’habitude de faire : des looks de maquillage et un review d’une palette de fards à paupières. Assistons-nous à une gestion méticuleuse de son équipe de relations publiques ou d’une attitude de je m’en-foutisme, this-is-me-deal-with-it? Qui sait.
Parenthèse : Dans la foulée des accusations, même le très polémique Jeffree Star, OG de Myspace, ensuite YouTube a ressuscité sa série de reviews de maquillage pour y mettre du sien, marquant un croisement surréel de générations d’influenceurs.
ChatGPT comprendraient-il l’algospeak?
ChatGPT fait les manchettes depuis plusieurs mois, mais la technologie se fonde sur la même architecture que BERT et LaMDA, celle du transformeur (ou modèle auto-attentif) mis en place par Google Research en 2017. Ce qu’il faut retenir, c’est que cette technologie de conversation puissante s’entraine sur des entrées textuelles et des dialogues tirés d’un catalogue de milliard d’échanges sur Internet. Quand même.
…mais est-elle en mesure de cerner la nuance entre #MascaraGate et #MascaraTrend. Le sens caché décelé? La gymnastique sémantique et arbitraire? Surtout s’il n’y a pas d’indices dans le commentaires, la légende ou autres éléments textuels sur lesquels pourrait s’entraîner cette technologie? Surtout si, même en tant que milléniale, un décodage adéquat n’est pas garanti?
Je ne pourrai lui soumettre la question directement puisque le catalogue de données sur lequel se base GPT-3 se limite aux entrées pré-2022.
À suivre, donc.
Sources :