Corps, mode et cycle algorithmique #1
Première partie | La co-construction corporelle sur les médias sociaux : des vestiges numérisés
Été 2001, Pointe-Claire.
J’ai dix ans et je trempe mes pieds dans la piscine creusée de la cour arrière. Mes doigts saupoudrés de particules Doritos feuillettent des revues de mode, page après page, magazine après magazine. C’est comme ça que je passais une bonne partie de mes étés : au bord de la piscine à dévorer Teen Vogue, Cosmopolitan, Vanity Fair et J-14. J’analysais minutieusement les contenus publicitaires tout en frottant les échantillons parfumés de Calvin Klein et Chanel sur ma peau. De tous les magazines, je portais une attention particulière aux pages granuleuses des tabloïdes hebdomadaires. InTouch, Star et Ok!.. les genres de publications qui arborent comme titres à la une « SEEN WITHOUT A RING? TROUBLE IN PARADISE? » … All caps, always. Vous voyez le genre.
À l’époque, back in the day là, notre voyeurisme charnel à l’égard des stars se limitait aux clichés pris par les paparazzis. Certes, les espaces où l’on apprenait à connaître nos personnalités publiques préférées étaient multiples, oscillant d’entrevues sur Entertainment Tonight à des émissions late-night, mais ceux-ci étaient presque toujours calculés, retouchés par l’industrie du showbiz avant même l’arrivée sur nos écrans. La presse people, quant à elle, et dans toute sa toxicité, permettait de voir les stars dans leur milieu naturel.
Les images de starlettes qui habitaient leurs corps au quotidien, aux poids fluctuants et aux jambes étoilées de cellulite me servaient de modèles. Je retirais un plaisir validant à admirer leurs imperfections. Hélas, je me disais. Un corps qui ressemble un peu plus au mien. Rappelons-nous que c’était l’époque des paires de jeans à taille ultra basse, héritières du heroin chic, et de l’émission What Not to Wear : une réalité cauchemardesque pour la fille pour qui son poids lui a valu le surnom « Alexan-gras » au primaire, et qui se voyait ouvertement et publiquement omettre des féculents, du pain et du dessert lors des soupers familiaux (mais ceci est une histoire pour une autre fois).
Bref, je m’inspirais des quiz dans les revues pour identifier ma forme (pomme? poire? athlétique?..) pour ensuite dénicher des styles qui sauraient amenuiser mon ventre et mes bras, tout en restant à la mode bien sûr. À l’époque, je cherchais à me cacher, à me faire petite. Si l’amour corporel est un travail de longue haleine, sachez que les années 2000 ne pardonnaient pas. La tendance indie sleaze se pointait le bout du nez et servirait de trame de fond pour les années à venir.
Tout ça pour dire que les relations que l’on pouvait entretenir avec notre corps et la mode à l’époque s’inscrivaient dans un cadre discursif différent, mais dont les remous se rendront jusqu’en 2022. Je m’explique.
L’importance des espaces numériques…et leur pierre d’achoppement
2001 offrait un environnement numérique insipide en matière de mode inclusive, mais l’arrivée du web 2.0 a laissé place à la prolifération de blogues body positive, à la création de communautés virtuelles et à des influenceuses #fatpositive, #fatliberation, #antidiet, #plussize, #fatacceptance et #bodyneutrality (remarque que ces discours ne revendiquent pas toujours les mêmes idées ni correspondent-ils à un bloc homogène d’expressions). Ces espaces offraient et continuent d’offrir des discours alternatifs aux corps des sœurs Hadid ou Jenner, gabarits d’une existence exemplaire et de féminités validées. En plus de blogues et de sites web dédiés, les try-on hauls sur YouTube, TikTok et Instagram doublent de cabines d’essayages virtuelles et collectives où se déploient les inventaires et dernières tendances de SHEIN, Torrid, Fashion Nova, ASOS, Big Bud Press et j’en passe. On s’y retrouve. On se voit…mais pas tout le temps.
the dominant norm for the ‘positive’ body still is the white, slender, able-bodied cis-women, and even though the movement often speaks about ‘diversity’, and of intersectionality, it does not often show it. (Johansson, 2021 :115)
Malheureusement, qui dit visibilité émergente dit aussi tentative d’en tirer profit. Sous le capitalisme et la suprématie blanche, la commercialisation du discours #fatacceptance a longtemps éludé les corps et les voix des femmes noires et LGBTQ2S+, instigatrices du mouvement. Les médias et l’industrie de la mode en particulier ne se tarissent pas à rendre certains corps plus valides, valables et valorisés que d’autres. Les défilés ont longtemps promu le même gabarit de corps taille plus : ventre plat, silhouette en sablier, formes lisses et pulpeuses aux bons endroits. Reprensation matters, et même si certains n’y verront que des limites, reléguant la représentation médiatique à une tokenisation commercialisable (ce qui n’est pas faux), la prolifération des corps variés dans nos médias, qu’ils soient queers, trans, racisés, handicapés ou taille plus, est impérative.
La commercialisation se manifeste aussi à travers les voix influentes de la communauté. Comme partout sur les médias sociaux, les commandites ainsi que la monétisation via des programmes comme AdSense sur YouTube ou le TikTok Creator Fund permettent de rentabiliser tout le travail des créatrices de contenu, leur présence numérique et l’accès privilégié à leur communauté. Malgré la nouvelle grammaire transactionnelle du travail numérique (d’ailleurs, no hate pour le hustle – on doit trouver le moyen de survivre sous le capitalisme), ces espaces virtuels demeurent indispensables à la création identitaire. Ils offrent des lieux de mise en visibilité, de co-construction sociale et linguistique. Ils créent et circulent des termes pour se définir.
Les affordances (i.e. les fonctionnalités) de TikTok x #fattok
J’ai beaucoup exploré, lors de mon passage au doctorat, le concept de « networked publics » de danah boyd. Les publics réseautés (traduction libre) représentent simultanément l’espace qui se construit à travers les technologies de réseautages et la communauté imaginée qui émerge par l’entremise de l’articulation entre les individus, la technologie et la pratique. Ainsi, alors que les fonctionnalités des plateformes numériques que l’on utilise ne dictent pas les comportements, elles configurent l'environnement et façonnent les interactions (boyd, 2010: 39). Dans le cas de TikTok, les fonctionnalités de collage (stitch) ou de duo (duet) facilitent des mises en abymes de contenus, ou des appels à la co-construction et la participation instantanée. Voyons maintenant comment ces intégrations viennent cartographier la construction collective d’un discours.
TikTok vs YouTube et la construction d’une conversation
Dans le cas de la communauté taille plus sur TikTok, les mot-clics #fattok (150+ millions de vues), #fatpositive (303+ millions de vues) et #fatphobia (438+ millions de vues) exemplifient le processus de co-construction identitaire de la communauté. Contrairement à Instagram et YouTube, TikTok facilite l’intertextualité des vidéos en positionnant chaque contenu repris et pastiché comme des mailles d’une conversation plus large. Avant qu’abolisse la fonction de réponse vidéo en 2013 par manque d’engagement, YouTube facilitait le maillage de contenu à même son interface1. La décision d’abolition faisait aussi suite au phénomène des « Reply girls », des femmes qui, par l’entremise de vignettes en décolletés, optimisaient le trafic sur leurs vidéos en mobilisant l’algorithme de YouTube. À l’époque, l’algorithme poussait les réponses vidéos lors de la création de listes de vidéos suggérées (Bucher, 2018: 146), mais les plaintes pullulaient au sein de la communauté de créateurs de contenu. YouTube a donc apporté des changements à son algorithme, en triant les vidéos dans la barre de vidéos suggérées en fonction du temps d’écoute et non en fonction de la quantité de clics, puis en optimisant le ciblage en fonction de la personnalisation et la performance des vidéos. C’est drôle de penser que même en 2022, le clickbait demeure une importante syntaxe de la plateforme.
TikTok n’a donc pas réinventé la roue avec l’option de collage, mais le réseau social a su en faire un élément indispensable dans la création et la circulation de contenu. En effet, dans leur communiqué de presse annonçant l’ajout de la fonctionnalité, TikTok promeut explicitement la capacité de contribuer aux histoires racontées sur la plateforme et y mettre du sien :
When you post a video on TikTok, your creativity has the potential to ignite a chain reaction. Videos can kickstart new trends, inspire Duets, and transform into remixes. (…) Like Duet, Stitch is a way to reinterpret and add to another user's content, building on their stories, tutorials, recipes, math lessons, and more.
Bon, revenons à l’importance de la visibilité. Une insécurité qui m’habite depuis la vingtaine est celle du « double sein ». Il s’agit d’une masse sous la poitrine aux airs abdominaux, parfois visible, d’autres fois à peine. Dans un cas de « l’algorithme TikTok me connait plus que je me connais moi-même », une vidéo est apparue sur ma #fyp en décembre dernier. On y voit @elless420 qui soulève son chandail, laissant paraître une masse sous sa poitrine et s’adresse à ses abonné-es en posant la question suivante : « How old were you when learned that the second boob area is from sucking in your stomach all throughout your childhood and teens?». @elless420 fait référence au stomach gripping (ou hourglass syndrome), une « déformation » ou adaptation corporelle (aux impacts multiples sur la santé) qui s’effectue lorsqu’on retient le ventre pour se faire petite. La vidéo, publiée le 1er novembre 2021, a amassé plus de 747 000 mentions j’aime, des millions de vues et 20 000 commentaires déployant des anecdotes de fatshaming et de grossophobie familiale. Le court clip a laissé place à des collages et des duos de femmes et de personnes queer/non-binaires partageant réactions et histoires, nous servant de rappel que les corps arborent et intègrent, au sein même de leurs cellules, les cicatrices du passé. La vidéo de @elless420, dans toute sa simplicité, m’a doté de mots, de modèles, d’exemples, et en visionnant les duos, je ne semble pas être la seule pour qui c’est le cas.
D’ailleurs, peut-être qu’il s’agit d’une corrélation illusoire ou d’une cause à effet, qui sait, mais saviez-vous que les recherches Google pour les termes « stomach gripping » et « hourglass syndrome » aux Canada et aux États-Unis du 31 octobre 2021 au 6 novembre 2021 ont atteint leur paroxysme? (Ça correspondrait aux dates de diffusion de la vidéo, mais je laisse les scientifiques en juger!)
Ce que permet la fonction de collage sur TikTok est une construction collective de discours sur le corps taille plus. Par exemple, d’autres capsules, toujours en mode duo et collage, dénoncent le whitewashing et les idéaux de beauté au sein du mouvement taille plus, en y ajoutant analyse, anecdote ou critique d’un contenu existant. Il est aussi question d’adresser la relation entretenue avec la nourriture et la perception à l’égard des habitudes alimentaires des personnes grosses (mot neutre). Certaines vont participer à la tendance « What I eat in a day as a fat person who’s not on a diet » alors que d’autres déplorent explicitement les doubles standards en matière de fast food.
Bref, le flux informationnel qui se retrouve la #fyp est simultanément le produit et l’objet du contenu, et c’est en naviguant ces contenus qu’on arrive parfois à se coconstruire par et à travers notre page d’accueil TikTok.
À venir la semaine prochaine…
Attachez vos tuques (ou vos casquettes puisque le printemps est arrivé)! Dans le prochain billet, je m’attarderai aux rôles des alg0r1thmes dans le cycle de la mode et l’appropriation corporelle sur TikTok. Il sera question, plus précisément :
· d’un bref historique des algorithmes en général
· le fameux algorithme TikTok
· le fast fashion dans un écosystème numérique
· et le trend forecasting.
Références
Articles web
https://www.instyle.com/awards-events/fashion-week/new-york/plus-size-models
https://blog.youtube/news-and-events/so-long-video-responsesnext-up-better/
https://newsroom.tiktok.com/en-us/new-on-tiktok-introducing-stitch
Livres ou articles
boyd, D. (2010). "Social Network Sites as Networked Publics: Affordances, Dynamics, and Implications." In Networked Self: Identity, Community, and Culture on Social Network Sites (ed. Zizi Papacharissi), pp. 39-58
Bucher, T. (2018). Cleavage-Control: Stories of Algorithmic Culture and Power in the Case of the YouTube “Reply Girls”. In A Networked Self and Platforms, Stories, Connections (pp. 141-159). Routledge.
Johansson, A. (2021). Fat, Black and Unapologetic: Body Positive Activism Beyond White, Neoliberal Rights Discourses. In Pluralistic Struggles in Gender, Sexuality and Coloniality (pp. 113-146). Palgrave Macmillan, Cham.
Limatius, H. (2017). There really is nothing like pouring your heart out to a fellow fat chick”: Constructing a body positive blogger identity in plus-size fashion blogs. Token: A journal of English linguistics, 6, 23-49.
Pausé, C. (2014). Express yourself: Fat activism in the Web 2.0 age. The politics of size: Perspectives from the fat-acceptance movement, 1-8.
En effet, le géant encourage désormais les créateurs à opter plutôt pour des titres, des mot-clics et des descriptions afin de lier le contenu vidéo.