Les relations parasociales mises sur un piédestal de paille : authenticité calculée et les fans qui dictent les règles du jeu
Emily Mariko, Gypsy Rose Blanchard et les larmes sur YouTube
J’ai débuté l’année 2024 avec le roman I’m a Fan de Sheena Patel en main. Je me suis toujours éloignée de la fiction, mais comme janvier est le mois de promesses et de résolutions, les romans de fictions se sont retrouvés sur ma liste de biens culturels à explorer.*
I’m a Fan décrit la relation trans-parasociale qu’entretient la narratrice, une femme racisée dans la trentaine avec l’amante de son amant. Personne n’a de prénom, juste un titre qui lui est attribué.
L’amante de l’amant est une influenceuse dont le privilège et la richesse générationnelle agrémentent une curation de sa page Instagram. L’amant, quant à lui, est une personnalité publique dont la notoriété et le privilège masculin lui confèrent des présentations publiques ponctuelles. Le roman documente les comportements obsessifs voyeuristes facilités par les médias sociaux et les disparités de classes renforcées, soulignées à grand trait, et amplifiées par le spectacle de l’influence. On y voit le va-et-vient entre le monde perçu et le monde imaginé, les limites, les frontières et la cohabitation de notre profil numérique et la vie offline.
10/10, je vous le recommande
* (D’ailleurs, il existe une discussion importante sur TikTok quant à comment #Booktok a intériorisé le modèle capitaliste de surproduction en optant sur la précipitation de lecture/accumulation de biens (livres), Mais bon, on en jasera une autre fois).
Relation trans-parasociale?
À la base, la relation parasociale théorisée par Horton and Wohl en 1956 misait sur la nature unidirectionnelle, l’intimité perçue et la proximité illusoire de la relation qu’entretiennent des audiences avec des personnages médiatiques (des vedettes, en grosse partie). Avec les médias sociaux et le contenu généré par les utilisateurs (UGC), la relation cultivée entre les personnes abonnées (audience) et les personnes influenceuses et/ou vedettes se complexifie : elle est interactive et codépendance.
La co-création de contenu se traduit par l’input amassé par les créateurs et créatrices de contenu, qu’il soit explicite (lorsque les abonné-es sont appelé-es à interagir « What would you like me to review next? »), ou implicite (lorsque la personnalité médiatique encaisse et analyse les engagements sous sa dernière publication). Considérant la récursivité des médias sociaux, on utiliserait plutôt le terme trans-parasocial pour décrire les échanges réciproques, cocréées, synchrones et/ou asynchrones.
(À noter: la présence de vedettes sur des plateformes numériques peut engendrer un élément de rupture de fantaisie, notamment lorsqu’il est question de l’application de rencontre Raya (utilisée conjointement par des stars et des non-stars)) :
Le paradoxe du piédestal : demander la perfection/exiger l’authenticité
La libération récente de Gypsy Rose Blanchard, condamnée en 2016 pour avoir orchestré le meurtre de sa mère, Dee Dee, atteinte du syndrome de Münchhausen par procuration, illustre la complexité du cycle d’ascension et de chute de l’influence placée entre les mains des abonné-es. Il importe de mentionner que des produits culturels dont une mini-série, un documentaire, une docusérie Lifetime ainsi qu’un livre (diffusé en même temps que sa sortie de prison) ont aidé à bâtir le personnage de Gypsy Rose. Son mari, Ryan Anderson, explique même que leur relation épistolaire a pris forme puisqu’il connaissait déjà l'histoire de sa vie.
Son premier selfie intitulé « First selfie of freedom! » fut repris par People, USA Today et Independent. Avec plus de 8 millions d’abonné-es sur Instagram et 57 millions de mentions j’aime sur TikTok, son profil documente sa tournée médiatiques, mais sa présence numérique générait autant de contenu que de questionnements. Vers la mi-janvier, des internautes et TikTokers soulevaient les enjeux d’idolâtrer et de yassifier (comme dirait un article du Rolling Stone) une personne au passé complexe. Dans la section de commentaires, deux tons cohabitent: on peut y lire des messages d’encouragement comme « QUEEN <3 », ou des « We don’t care you killed your mom » et « Hey siri define white privileges ». Un « faux pas » et elle déboulerait du piédestal d’influenceuse du moment…
Son faux pas? Celui du partage de son quotidien - le carburant même de sa viralité.
Du 17 au 22 janvier, elle n’a rien publié sur Instagram, et est revenue le 23 janvier avec du contenu moins polarisant où elle présente son nouveau chiot. Depuis, elle semble entreprendre un rebrand subtil qui s’éloigne du capharnaüm des tournées médiatiques pour miser sur la bienveillance et les messages positifs (par exemple, l’importance des dons de cheveux). Jusqu’au 10 janvier, ses contenus TikTok amassaient plusieurs millions de mentions j’aime par vidéo, alors que ces dernières vidéos ne frôlent même pas le million de mentions.
Si les relations parasociales se différencient des relations trans-parasociales par la proximité perçue entre l’audience (active) et la vedette (d’influence micro ou macro), deux éléments importants consistent d’engrais pour cultiver cette proximité : l’authenticité et l’engagement.
📣 Be authentic, be-be authentic 📣
La demande d’authenticité sur les médias sociaux ne date pas d’hier, mais se fait en réponse à l’ère de la culture de mise en scène qu’a déclenché Myspace (pensons aux Scene Queens)* et qu’a accéléré et formalisé Instagram. En 2024, l’authenticité se veut complexe.
L’authenticité fait l’objet d’un calcul méticuleux et habite sur une trame de fond de redevabilité. Elle doit simultanément nous sembler sincère, tangible, accessible, tout en laissant planer un désir d’obtention. Elle est mise en scène, mais pas trop.
Si la valse délicate entre mise en scène et authenticité n’est pas exécutée avec prouesse, elle laisse place à de la méfiance. L’exemple le plus flagrant est sans doute le genre intitulé apology videos sur YouTube, lorsqu’une personne d’influence s’excuse devant son audience après une polémique.
Telles de feuilles de papier transfert, les vidéos calquées sur un gabarit de relations publiques ont perdu leur sens premier qu’était de rétablir un contact sans filtre entre créateur-trice de contenu et fan. On y voit donc des excuses aseptisées et calculées, qu’elles soient sincères ou non, dont le pardon revient ultimement aux abonné-es. Certain-es créateurs-trices s’en sortiront aisément alors que d’autres perdront des milliers (voire des centaines de milliers) d’abonné-es, mais publieront après un moment stratégique de répit. Dans des cas extrêmes, comme celui de Jenna Marbles, il y aura un désir de se retirer de l’Internet et de cesser toute forme de création de contenu.
(…) due to the repetition of these apologies on YouTube, many have created a list of worst YouTube apology videos to point out how these videos are insincere and predictable in that they are primarily made for monetization and avoiding cancel culture. (Choi et Mitchell, 2022)
Dans certains cas, les influenceuses/vedettes s’éviteront des excuses publiques et reprendront business as usual. C’était le cas de l’influenceuse de maquillage Mikayla Nogueira en janvier/février 2023 lorsqu’elle s’est faite reprocher d’une sponsorisation malhonnête pour cause de faux cils lors de la promotion du mascara Telescopic Lift de L’Oréal Paris (j’en parle ici). Elle publiait ensuite une série de vidéos TikTok où elle n’adressait ni le #MascaraGate, ni le lien de confiance brisé soulevé par ses abonné-es. L’influenceuse choisira toutefois de rectifier publiquement son tout dernier scandale (janvier 2024), celui d’un review de produit autobronzant non-fait. Elle choisit le moment de sa redevabilité.
Rester accessible et authentique en contexte de sponsorisation, de liens d’affiliés Amazon ou de TikTok Shop soulève les limites de l’économie « du vrai ». Même si ce que consiste un influenceur varie avec le temps, c’est la redevabilité envers son public qui demeure.
La promotion de produits laisse place à une « gestion de l’authenticité » (authenticity management) (Audrezet, De Kerviler et Moulard, 2020), c’est-à-dire un discours qui sert à justifier le partenariat devant ses abonné-es. Pour celles qui lancent leur propre boutique, c’est le prix de produits qui génère la controverse.
Lorsque Emily Mariko, une influenceuse de type cuisine et lifestyle devenue virale sur TikTok en 2021 grâce à une vidéo de préparation de bol de saumon, a lancé son sac fourre-tout d’une valeur de 120$, plusieurs abonné-es ont souligné l’absurdité du prix considérant le contexte d’inflation alimentaire. Le pouvoir d’achat en jeu, le décalage de classe sociale est devenu tangible. Un sac, deux couleurs, 120$ et un rappel comme quoi le privilège économique nous éloigne de nos influenceuses préférées, même celles avec qui nous percevons une proximité esthétique.
Alors, en 2024, are we still fans?
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